La Loi Sociale
Fondamentale
Un essai de Rudolf Steiner
GA 34
Bien
que l’on soit contraint de ne faire qu’effleurer le
sujet, il y aura toujours des personnes qui seront conduites
par leur sentiment à reconnaître la vérité
de ce qu’il est impossible de traiter ici dans son
intégralité. Il existe une loi sociale fondamentale,
que la science spirituelle enseigne et qui peut se formuler de
la manière suivante :
« Le bien-être d’une communauté
d’êtres humains travaillant ensemble
sera d’autant plus grand
que l’individu prétendra moins au produit de son
propre travail
pour lui-même ;
c’est-à-dire au plus il transférera le produit
de son travail aux autres,
et au plus ses propres besoins seront satisfaits, non par son
propre travail,
mais par le travail des autres. »
Tout
arrangement, dans toute société, qui serait contraire
à cette loi devra inévitablement engendrer,
après quelque temps, pénurie et misère. Il
s’agit d’une loi fondamentale, valable pour toute
vie sociale, aussi absolue et nécessaire que toute loi
naturelle l’est dans son domaine particulier de
causalité naturelle. Il ne faut pas s’imaginer,
cependant, qu’il est suffisant de reconnaître cette
loi comme ayant une portée de moralité
générale, ou qu’il est suffisant de
l’interpréter dans le sens du sentiment que chacun
devrait se mettre au service de la société. Non,
cette loi est vivante dans la réalité comme elle le
doit lorsqu’une société parvient à
créer les arrangements concrets tels que personne ne
puisse jamais prétendre aux fruits de son propre travail
pour lui-même, et doive les mettre entièrement à
la disposition de la société. Et cette personne
devra, en retour, voir ses besoins entièrement satisfaits
par le produit du travail des autres membres de la
société. Le point important, par conséquent,
est que travailler pour la société d’une part
et obtenir un certain revenu d’autre part, doivent
être vus comme des choses séparées et qui
doivent rester séparées. [Notre
accentuation.]
Les
personnes qui se targuent d’être des
‘personnes pratiques’ n’auront certainement
qu’un sourire pour un tel ‘idéalisme
outrancier.’ Et cependant cette loi est plus pratique que
n’importe quelle autre qui a jamais été
énoncée ou mise en application par les
‘praticiens.’ Quiconque examine réellement la
vie pratique découvrira que toute société qui
existe ou qui a jamais existé où que ce soit, a deux
sortes d’arrangements : les uns en accord avec cette
loi, et les autres en contradiction avec elle. Il en est
forcément ainsi partout, qu’on le veuille ou non.
Toute société, en effet, se désintégrerait
immédiatement si le travail de l’individu
n’était pas transféré vers
l’entièreté de la communauté. Mais
l’égoïsme humain est de tout temps allé
à l’encontre de cette loi, et a cherché à
retirer pour l’individu lui-même autant que possible
de son propre travail. Et ce qui a ainsi surgit, ce qui a ainsi
été mis en place depuis toujours par
l’égoïsme humain, a, à lui seul,
apporté misère, pauvreté et affliction. Ceci
signifie simplement que les arrangements créés par
les ‘praticiens,’ se fondant soit sur leur propre
égoïsme, soit sur celui des autres, que ces
arrangements se révéleront toujours comme
n’ayant aucun rapport avec la pratique.
Maintenant, bien sûr, il ne s’agit pas simplement
d’admettre une telle loi. La partie réellement
pratique commence avec la question : comment peut-on
traduire cette loi dans les faits réels ? Très
clairement, cette loi nous dit : le bien-être humain
est d’autant plus grand que l’égoïsme est
moindre. Ainsi, pour la traduire dans la réalité, il
faut des personnes qui peuvent trouver leur chemin hors de
l’égoïsme. En pratique, cependant, cela est
presque impossible tant que la participation de
l’individu au bien public est mesurée par le
travail, si sa part de gâteau est mise en rapport avec le
travail qu’il fournit. Celui qui travaille pour son
propre intérêt est contraint à devenir
graduellement égoïste. Seul celui qui travaille
uniquement pour les autres peut graduellement échapper
à l’égoïsme et devenir ainsi un
travailleur sans égoïsme.
Mais
il y a une chose qui est nécessaire avant tout. Si une
personne travaille pour l’autre, cela signifie
qu’elle doit voir en cet autre la raison de son
travail ; et si une personne travaille pour la
communauté, elle doit percevoir et sentir la valeur, la
nature et l’importance de cette communauté. Elle
peut seulement faire cela lorsque la communauté
représente quelque chose de fondamentalement
différent d’une agglomération plus ou moins
indéfinie d’individus. Elle doit être
inspirée par un esprit réel, dans lequel chacun a sa
place. Il faut qu’il en soit ainsi que chacun se
dise : « Il en est comme il doit être, et
je veux qu’il en soit ainsi. » La
société doit avoir une mission spirituelle, et chaque
individu doit avoir la volonté de contribuer à
l’accomplissement de cette mission. Tous les idéaux
vagues et abstraits desquels les gens parlent ordinairement ne
peuvent aller dans le sens d’une telle mission.
S’il ne pouvait exister que de tels idéaux, alors un
individu par-ci ou un groupe par-là travailleraient sans
une vue globale claire de l’utilité de leur travail,
si ce n’est d’apporter un certain
bénéfice à leurs familles, ou d’apporter
quelque bénéfice aux intérêts auxquels il
leur arrive d’être attachés. En chaque membre
de la société, jusqu’au plus solitaire
d’entre eux, cet esprit de la communauté doit
être vivant…
Personne n’a le devoir de découvrir une solution
à la question sociale qui serait valable une fois pour
toutes, mais simplement de trouver la forme adéquate
à donner à ses pensées et à ses actions
sociales, à la lumière des besoins immédiats du
temps dans lequel il vit. En effet, il n’y a
aujourd’hui aucun schème qui puisse être
conçu ou mis en application par qui que ce soit et qui, de
lui-même, résoudrait la question sociale. Pour
qu’il puisse en être ainsi, il faudrait que cette
personne dispose du pouvoir de forcer un certain nombre
d’autres à entrer dans les conditions qu’il
aurait créées. Mais, de nos jours, une telle solution
est hors de question. La possibilité doit être
trouvée que chaque personne fasse à partir de sa
propre volonté libre ce qu’elle est appelée
à faire selon ses forces et ses capacités.
[Notre accentuation.] C’est pour
cette raison qu’il ne peut être question
d’amener les gens théoriquement vers une solution,
en les endoctrinant simplement avec une manière de
concevoir comment les conditions économiques pourraient
être arrangées pour le mieux. Une théorie
économique sèche et froide ne pourra jamais devenir
une force, cette force qui est nécessaire pour
contrecarrer la puissance de l’égoïsme. Pour un
temps, c’est vrai, une théorie économique de
cette sorte peut insuffler les masses d’un élan qui
ressemble à un idéal ; mais dans le long
terme rien n’y fera. Celui qui implante une théorie
de cette sorte dans la masse des gens sans l’accompagner
au même moment d’un contenu spirituel réel
à leur donner, celui-là commet un péché
contre la signification réelle de l’évolution
humaine. La seule chose qui soit utile est une conception
spirituelle du monde qui d’elle-même, à travers
ce qu’elle a à offrir, peut vivre dans les
pensées, dans les sentiments, dans la volonté –
en un mot, dans l’âme humaine tout
entière…
La
reconnaissance de ces principes signifie, il est vrai, la fin
de plus d’une illusion pour les diverses personnes dont
l’ambition est d’être des bienfaiteurs
publics. Cela rend la tâche d’œuvrer pour le
bien-être social bien difficile ; cela en fait aussi
une tâche dont les résultats, dans certaines
circonstances, ne sembleront être que des résultats
partiels et insignifiants. La plupart de ce qui est
exprimé aujourd’hui par toutes les parties comme la
panacée pour la vie sociale perd toute valeur, et ne peut
être vu que comme des phrases creuses, auxquelles il
manque une connaissance véritable de la vie humaine. Aucun
parlement, aucune démocratie, aucune agitation populaire
ne peut avoir aucun sens pour une personne ayant la
volonté de voir les choses en profondeur, dès lors
qu’ils violent la loi exprimée plus tôt ;
tandis que s’ils la respectent, leur action pourra
produire des résultats réels. C’est
véritablement une illusion de croire qu’une personne
ou l’autre envoyée devant un parlement ou
l’autre par le peuple puisse atteindre quoi que ce soit
pour le bien de l’humanité, à moins que leur
action soit en conformité avec la loi sociale
fondamentale.
Là où cette loi trouve une expression
extérieure, là où quiconque est au travail selon
elle – dans la mesure où cela est possible dans la
position particulière que cette personne occupe dans la
société – des résultats favorables seront
atteints, même si c’est dans ce cas unique et dans
une mesure infime. Et c’est seulement par leur nombre que
des résultats individuels atteints de cette manière
pourront se combiner dans le sens du sein progrès
collectif de la société.
Une
vie sociale saine est atteinte
Quand, dans le miroir de chaque âme humaine
La communauté entière est donnée forme,
Et quand dans la communauté
Vit la force de chaque âme humaine.
Traduit de l’anglais à partir d’un document
publié sur le site www.rudolfsteinerelib.org
Traduction : Vincent Abinet
v.abinet@advalvas.be
Références du document anglais :
Taken from: ‘Understanding the Human
Being’, selected writings of Rudolf Steiner, Edited by
Richard Seddon, Rudolf Steiner Press, Bristol, 1993, ISBN:
1-85584-005-7.
From:
Chapter 7 – Reordering of Society:
Essay
Source = Anthroposophy, 1927 Vol. II, N° 3,
‘Anthroposophy and the Social Question’, 1919, GA 34.
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