COMMENT S'ACQUIERT LA CONTINUITE DE LA CONSCIENCE
La
vie humaine passe alternativement par trois états : la veille,
le sommeil visité de rêves et le sommeil profond sans
rêves. On peut comprendre comment s'acquiert la connaissance
des mondes supérieurs quand on se fait une idée des
changements qui doivent survenir dans ces trois états
chez l'homme qui recherche cette connaissance. Avant de s'être
soumise à la discipline qu'elle exige, la conscience se trouve
constamment interrompue par les entractes du sommeil, pendant
lesquels l'âme ignore le monde extérieur et s'ignore
elle-même. De temps à autre, il émerge de cet
océan d'inconscience les îlots des rêves, se
rapportant soit aux événements extérieurs, soit
à des états organiques. On ne voit tout d'abord dans
les rêves qu'une expression particulière de l'état
de sommeil et, par conséquent, l'on ne tient compte en général
que de deux états, le sommeil et la veille. Mais pour la
science occulte, le rêve a son importance à côté
des deux autres états.
Nous
avons déjà décrit les modifications qu'apportent
dans les rêves humains les progrès réalisés
vers la connaissance supérieure. Les rêves perdent leur
caractère insignifiant, incohérent et chaotique. Ils
constituent progressivement un monde ordonné, cohérent.
A un degré supérieur d'évolution, non seulement
les rêves ouvrent sur un univers qui ne le cède en rien
à la réalité sensible, mais encore ils
révèlent des faits qui traduisent une réalité
supérieure, au vrai sens du mot. Toutes sortes d'énigmes
et de mystères sont cachés derrière la réalité
sensible. Ce monde physique montre bien qu'il est le résultat
de certains faits de nature supérieure : mais l'homme limité
aux perceptions sensibles ne peut pas atteindre ces causes. Le
disciple les voit se révéler partiellement à
lui quand il est dans l'état qui part du rêve ordinaire,
mais bientôt le dépasse.
Il
ne doit, il est vrai, tenir pour valables ces révélations
que lorsqu'elles lui sont confirmées par sa perception
consciente à l'état de veille. A cela aussi, il peut
parvenir. Il est alors capable de transposer dans l'état de
veille ses perceptions de rêve : alors le monde sensible prend
à ses yeux une coloration toute nouvelle. Comme un aveugle-né
qu'on opère voit, après son opération, le monde
physique s'enrichir de toutes les données visuelles, de même
l'homme devenu clairvoyant perçoit dans ce qui l'environne des
qualités, des choses et des êtres nouveaux. Il n'a plus
besoin maintenant d'attendre de rêver pour vivre dans un
autre monde; il peut se mettre, quand il le juge bon, dans l'état
de conscience nécessaire à la perception
supérieure. Cet état a ensuite pour lui une importance
analogue à celle des perceptions qu'on a dans la vie ordinaire
quand les sens sont actifs, comparées à celles qu'on a
quand les sens sont relâchés. On peut dire littéralement
que le disciple ouvre les sens de son âme et contemple les
choses qui doivent rester cachées à ceux de son corps.
Or,
cet état n'est encore qu'une transition vers les étapes
supérieures de la connaissance. Si l'étudiant poursuit
avec persévérance son entraînement occulte,
il découvrira en temps voulu que cette profonde transformation
n'influe pas seulement sur sa vie de rêve, mais encore sur le
sommeil profond qui était auparavant sans rêve. Il
remarque que l'état d'inconscience absolue où il se
trouvait jusqu'ici pendant qu'il dormait est maintenant coupé
par des épisodes conscients. Bientôt des ténèbres
profondes du sommeil émergent des perceptions d'un
caractère qu'il n'a pas connu auparavant. Il est naturellement
malaisé de décrire ces perceptions. Notre langue, faite
pour le monde sensible, ne peut exprimer que de très loin les
choses qui ne sont pas de ce monde. Il faut pourtant avoir recours
aux mots pour donner une idée de ces réalités et
l'on n'y parvient qu'en prenant des comparaisons symboliques. On peut
y recourir pour la raison que tout se tient dans l'univers. Les êtres
et les choses qui existent dans les mondes supérieurs sont
tellement apparentés au monde sensible qu'on peut
toujours arriver par des comparaisons à se le représenter
approximativement, même en employant le langage ordinaire.
Il ne faut seulement pas oublier qu'une bonne partie de ces
descriptions des mondes suprasensibles ne peut être que
symbolique. C'est pourquoi la discipline occulte ne recourt que
partiellement aux mots ordinaires; pour le reste, si l'on veut
progresser, on est obligé d'étudier le langage
symbolique, qui parle par l'évidence. Il faut se
l'assimiler au cours de l'enseignement occulte. Cela n'empêche
pas d'ailleurs que, par des récits en langue ordinaire tels
qu'ils sont donnés ici, on puisse arriver à se faire
une idée approximative des réalités
spirituelles.
Si
l'on voulait prendre une comparaison au sujet des premières
impressions qui émergent de l'océan d'inconscience
totale où l'on est plongé pendant le sommeil profond,
c'est à des phénomènes d'audition que
l'on pourrait le mieux les comparer. On peut parler d'une perception
de sons et de paroles. De même que les expériences du
rêve ressemblent à un genre de vision et peuvent
être mises en rapport avec la perception visuelle, de même
les réalités du sommeil profond se rapprochent des
impressions auditives. (Remarquons en passant que dans le monde
spirituel la vision est également une activité
plus haute que l'audition. Les couleurs sont dans ce monde aussi
quelque chose de plus élevé que les sons ou les
paroles. Mais ce que le disciple perçoit d'abord dans
ce monde au cours de son entraînement, ce ne sont pas encore
les phénomènes supérieurs de couleurs, mais
les phénomènes inférieurs de sonorités.
Si l'homme perçoit en premier lieu les couleurs, c'est
uniquement parce que la ligne d'ensemble de l'évolution
l'apparente davantage au monde qui se révèle dans le
rêve. Tandis qu'il n'est pas encore aussi bien adapté au
monde supérieur qui s'exprime dans le sommeil profond. Ce
monde lui parle donc au début en sons et en mots; plus tard,
le disciple accédera également aux formes et aux
couleurs.)
Dès
que le disciple remarque qu'il a des expériences de cette
nature, à l'état de sommeil profond, son premier
devoir est de les rendre aussi claires et aussi précises que
possible. La chose est tout d'abord très malaisée, car
la perception de ce qu'il vit en cet état est au début
extraordinairement faible. Il sait bien au réveil qu'il
lui est arrivé quelque chose, mais il est incapable de se le
rappeler clairement. L'essentiel, pendant cette période
préliminaire, est de rester calme et détaché
sans se laisser aller un seul moment à l'agitation ou à
l'impatience, car ces dispositions en tout cas ne pourraient qu'être
nuisibles. Loin d'accélérer le progrès, elles
l'entraveraient. Il faut s'abandonner en quelque sorte avec sérénité
à ce qui vient vers vous et ne rien brusquer. Si, à un
moment donné, on ne peut se souvenir des expériences
du sommeil, il faut attendre avec patience que cela devienne
possible; ce moment arrivera certainement, et plus on se sera montré
calme et patient, plus on aura de chances de posséder
d'une façon sûre cette faculté de perception,
tandis qu'en la forçant, on obtiendra d'elle peut-être
une fois un résultat, mais elle pourra disparaître
ensuite complètement et pour longtemps.
Si
cette faculté de perception apparaît et que les
expériences du sommeil ressurgissent en pleine clarté
devant la conscience, il faut diriger son attention sur le point
suivant. Parmi ces expériences, on en distingue de deux
sortes : les premières paraissent totalement étrangères
à tout ce qu'on a connu jusqu'alors. Certes, on peut tout
d'abord y trouver un sujet de joie; on travaille ainsi à son
édification, mais mieux vaut pour l'instant les laisser
tranquilles. Ce sont les premiers messagers du monde spirituel
supérieur, auquel on n'accédera que plus tard. Quant à
la seconde sorte d'expériences, l'observateur attentif y
découvrira une certaine parenté avec le monde ordinaire
dans lequel il vit. Les problèmes sur lesquels il réfléchit
au cours de l'existence, le mystère des choses environnantes
qu'il désire percer mais ne peut pas scruter avec l'intellect
ordinaire, se trouvent éclaircis par ces expériences
du sommeil. Pendant la journée, l'homme réfléchit
à ce qui l'entoure; il essaie de se représenter les
rapports qui existent entre les choses. Il cherche à se faire
des concepts de ce que ses sens perçoivent. C'est à ces
représentations, à ces concepts, que se rapportent les
expériences du sommeil. Ce qui n'était encore qu'un
concept obscur et vague commence à prendre une sonorité,
une vie qu'on ne saurait comparer dans le monde sensible qu'à
des sons ou à des paroles. Il semble de plus en plus au
disciple que la solution des problèmes qu'il se pose lui vient
d'un plan supérieur, en sons et en paroles, et il
acquiert la possibilité de relier ces révélations
d'un autre monde aux phénomènes de la vie ordinaire. Ce
qu'il ne pouvait atteindre qu'en pensée devient maintenant
pour lui une expérience vécue aussi concrète que
celles du monde sensible. Car les choses et les êtres de ce
monde sensible ne sont pas uniquement ce qu'ils semblent être
pour la perception sensorielle : ce sont au fond l'expression,
l'émanation des réalités spirituelles. Et
ce monde spirituel, qui était jusqu'ici caché, on
l'entend résonner de toutes parts autour de soi.
Il
est facile de comprendre que cette faculté de perception
supérieure ne peut être bienfaisante que si l'on a
développé normalement et régulièrement
les sens spirituels. Il en est comme pour l'homme physique qui ne
saurait demander à ses instruments sensoriels ordinaires des
observations exactes que s'ils sont normalement constitués.
Les sens spirituels, c'est l'homme lui-même qui les édifie
par les exercices que lui indique la discipline occulte.
Parmi
ces exercices figure la concentration, c'est-à-dire
l'art de diriger son attention sur des représentations et sur
des concepts très précis, se rapportant aux mystères
de l'univers. Il faut y ajouter la méditation, c'est-à-dire
l'art de vivre dans ces idées et de se plonger en elles
complètement, de la manière décrite.
Concentration et méditation sont les moyens par lesquels
l'homme travaille sur son âme. Il éveille ainsi les
organes psychiques de perception. Pendant qu'il accomplit ces
exercices de concentration et de méditation, son âme se
développe dans son corps comme l'embryon de l'enfant dans
le sein de la mère. Et lorsqu'apparaissent pendant le sommeil
les expériences décrites plus haut, le moment de
la naissance approche où l'âme
libérée devient littéralement un nouvel
être que l'homme a mûri en lui.
Les
règles qui concernent ces exercices n'ont une telle importance
et ne doivent être observées si exactement que parce
qu'elles contiennent les lois de la croissance et de la maturation
pour la nature supérieure de l'âme humaine. Cette nature
doit être dès sa naissance un organisme construit d'une
manière harmonieuse et juste. Mais si dans les prescriptions
quelque chose est mal observé, ce n'est pas un être
viable qui naît dans le monde spirituel, c'est un être
inviable; la naissance est manquée.
On
comprend aisément que la naissance de cette âme
supérieure se passe pendant le sommeil profond si l'on songe
qu'un organisme encore si délicat et si peu résistant,
s'il apparaissait dans les conditions de la vie journalière,
serait incapable de s'affirmer en face des phénomènes
trop rudes de cette vie. Son activité serait étouffée
par celle du corps physique, tandis que dans le sommeil, pendant
le repos de ce corps dont dépend la perception sensible,
l'activité de l'âme supérieure, presque
imperceptible au début, peut naître et se manifester.
Remarquons
pourtant encore une fois que le disciple ne saurait considérer
ces expériences du sommeil comme des connaissances valables
que lorsqu'il est en état d'intégrer dans la conscience
de jour l'âme supérieure qui vient de s'éveiller.
S'il peut le faire, il devient également capable de percevoir,
dans les expériences physiques et entre elles, le monde
spirituel dans son caractère propre, c'est-à-dire
d'entendre avec l'âme, sous forme de sons et de paroles, les
mystères qui l'entourent.
Parvenu
à ce stade, il faut se rendre compte que l'on n'a affaire au
début qu'à des phénomènes spirituels
isolés, plus ou moins incohérents. C'est pourquoi il
faut se garder de vouloir édifier là-dessus tout un
système de connaissances; car on se trouverait facilement
amené à introduire dans le monde psychique des notions
et des idées purement imaginaires; on se construirait
ainsi un univers sans rapport avec le véritable univers
spirituel. Le disciple doit constamment pratiquer un contrôle
très rigoureux de lui-même. La meilleure méthode
est de rendre toujours plus conscientes les quelques expériences
spirituelles authentiques que l'on peut avoir et d'attendre
patiemment que d'autres se présentent spontanément et
viennent se rattacher comme d'elles-mêmes aux précédentes.
Il
se produit en effet, sous l'action du monde spirituel dans lequel on
vient d'entrer, et par l'usage des exercices correspondants, un
élargissement toujours croissant de la conscience
pendant le sommeil profond. Des expériences de plus en
plus nombreuses émergent de l'inconscience dans laquelle
restent pris des fragments toujours plus réduits de la vie de
sommeil. Ainsi s'agrègent progressivement les unes aux autres
les perceptions isolées, sans que ce travail naturel
d'agrégation soit gêné par des combinaisons
et des associations d'idées qui ne pourraient s'inspirer
que d'habitudes intellectuelles tirées du monde sensible.
Moins on introduit dans le monde spirituel à tort et à
travers des routines de pensée et mieux cela vaut. Si l'on se
comporte ainsi, le moment approche, sur le sentier de la connaissance
supérieure, où des états qui auparavant
étaient plongés dans l'inconscient du sommeil sont
transmués en une suite ininterrompue d'expériences
conscientes. Pendant le repos du corps, on vit d'une vie aussi
réelle que pendant la veille. Il est à peine besoin de
remarquer que pendant le sommeil on a affaire à une réalité
tout autre que le milieu sensible où se trouve le corps. Pour
que le disciple ne perde jamais pied dans ce milieu sensible, il doit
à tout prix établir un lien entre les profondes
expériences du sommeil et l'entourage sensible, même si au
début la nature de ce qui se révèle pendant le sommeil est
une découverte toute nouvelle.
L'étape
importante qui consiste à acquérir la conscience
pendant le sommeil s'appelle dans la science occulte la
« continuité de la conscience »
(Note 15 : Ce que nous
décrivons ici est, à une certaine époque de
l'évolution, une sorte
d'« idéali »
qui vient au terme d'une longue route. Ce que le disciple connaît
d'abord, ce sont ces deux états : en premier lieu, la
conscience relativement éveillée à la place des
rêves incohérents; en second lieu, le sommeil sans
conscience et sans rêves.)
Chez
celui qui atteint ce degré, la faculté de percevoir
n'est pas suspendue pendant les périodes où son corps
physique repose et où les organes des sens ne transmettent à
son âme nulle impression du dehors.
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